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La façade de la résidence londonienne du vieux lord s’ornait de deux statues monumentales, l’une représentant Diane Chasseresse, les seins nus, l’autre Hercule étranglant le lion de Némée. Puisque seize heures venaient de sonner, le code de politesse aristocratique permettait à Higgins de se présenter. Encore fallait-il frapper à la porte de manière correcte. Un seul coup, et aucun domestique n’ouvrirait au rustre se comportant de cette façon. Deux coups rapprochés et nerveux annonçaient le facteur. Une série de coups élégants et rythmés traduisaient la venue d’un gentleman, coiffé d’un chapeau à la mode, ganté et muni d’une canne.
Higgins observa le code, un valet de pied ouvrit.
— Monsieur désire ?
— Inspecteur Higgins.
— Aviez-vous rendez-vous ?
— Votre patron n’est plus en mesure d’en donner, semble-t-il.
Le valet eut un haut-le-cœur.
— Cette tragédie ne serait-elle pas close ?
— Je souhaite examiner les lieux.
— Cette décision n’est pas de mon ressort.
— Eh bien, emmenez-moi auprès du responsable.
Le valet guida le policier jusqu’à l’office où le maître d’hôtel en jaquette distribuait leurs derniers gages aux membres du personnel qui devraient aller chercher fortune ailleurs.
— C’est une honte ! protestait une femme de chambre bien en chair. Ce vieux grigou nous payait une misère et maintenant, on nous congédie sans explications !
— Notre patron n’avait pas d’héritier, précisa le maître d’hôtel. Cette maison deviendra un club de chasseurs, et nous n’y avons pas notre place.
Higgins s’avança.
— Qui a découvert le cadavre ?
Les regards se tournèrent vers lui.
— Ce gentleman est inspecteur de police, révéla le valet de pied, l’air navré.
Le maître d’hôtel se haussa du col.
— Permettez-moi de m’étonner de cette visite incongrue. Notre maître a été inhumé, et le terrible accident dont il a été victime nous a sévèrement éprouvés. À présent, l’heure est au souvenir et au recueillement.
— Le terme « accident » est-il le bon ? s’étonna Higgins.
— En effet, trancha le maître d’hôtel, irrité.
— Bande de faux culs ! protesta la femme de chambre. Moi, j’ai vu le corps la première, et ça ne ressemblait pas à un accident !
— Veuillez garder votre rang, exigea son supérieur, choqué.
— Quel rang ? Je ne fais plus partie des esclaves de ce vieil avare et je dirai ce que j’ai à dire !
— Voudriez-vous me montrer les lieux ?
— Hors de question ! s’emporta le maître d’hôtel.
Le regard acéré de l’inspecteur le transperça.
— J’enquête sur un assassinat et je ne vous conseille pas d’entraver mes démarches. Cette attitude m’inciterait à envisager votre culpabilité.
— Inspecteur, vous n’y pensez pas ! Je suis innocent, je…
— En ce cas, faites-vous discret.
— Le domaine du vieux est au premier, indiqua la femme de chambre. Je vous guide.
Un escalier monumental menait à l’étage noble. Aux murs, des trophées de chasse.
— Le vieux était un sadique, révéla la domestique. Il prenait plaisir à massacrer des biches, des cerfs et des sangliers. Il tranchait même la gorge des chiens malades, incapables de suivre le rythme. Ici, c’était l’enfer. Interdit de parler en travaillant, interdit de faire du bruit, interdit de s’adresser aux visiteurs, interdit d’aller dans le jardin, interdit de grignoter en dehors des heures de repas, interdit de rire ! Lever à six heures, ranimer les braises, vider les pots de chambre, monter le petit déjeuner du tyran, jamais satisfait, changer les draps et tout le reste… Jamais un cadavre ne m’a autant réjouie ! Et pourtant, ce n’était pas beau à voir.
La vaste chambre ressemblait à un petit musée égyptien : des statuettes, des poteries, des fragments de stèles, des morceaux de papyrus et un cartonnage de momie.
— Le vieux s’est entiché de ces antiquités, précisa la femme de chambre. La momie, la momie… Il ne parlait que de ça ! À peine réveillé, il commençait son discours avec une hargne à faire peur. Le vieux voulait la racheter, la découper en morceaux et les jeter à ses chiens. Un fou furieux, je vous dis ! Et c’est lui qui a été débité comme une vulgaire pièce de viande. Un virtuose du scalpel lui a sorti le cerveau et les tripes. Grâces lui soient rendues ! Il nous a débarrassés d’un sale bonhomme.
— Avez-vous retrouvé ce scalpel ?
— C’était plutôt une sorte de crochet à l’extrémité recourbée. Quelqu’un l’a jeté, on a nettoyé le vieux lord et lavé la chambre. Afin d’éviter le scandale et de répandre la terreur, on a ramassé ses restes et on les a enterrés dans son domaine du Sussex. Cause du décès : chute de cheval, l’accident bête. Et nous, les domestiques, on ne reçoit même pas une prime pour nous taire ! De toute manière, on ne me croirait pas, et les autres ont trop peur de contredire les autorités. Oublié, le vieux pingre ! Sa haine des momies ne lui a pas porté bonheur.
Higgins examina chaque objet de ce macabre musée. Une boîte en nacre l’intrigua, car le verrou qui la fermait n’avait rien de pharaonique.
À l’aide d’un outil à multiples lames, cadeau d’un cambrioleur repenti, il ôta l’obstacle.
La boîte contenait une dizaine de lettres du pasteur fanatique, promettant au vieux lord une mort atroce s’il continuait à s’intéresser aux momies.
— Peu avant le drame, demanda Higgins à la femme de chambre, votre patron a-t-il reçu des visites… étranges ?
— Au moins une, celle d’un médecin légiste pressé de le voir.
— Connaissez-vous son nom ?
— Bolson. C’est à moi qu’il a remis sa canne et ses gants. Ce type m’a flanqué une sacrée frousse ! Alors j’ai écouté à la porte du salon où l’a reçu le vieux grigou. Une drôle de bagarre, je vous assure ! Le légiste l’a sommé de le laisser en paix et de ne pas convoiter la momie qu’il comptait autopsier. Sinon, il lui promettait de le découper en morceaux. Et il n’avait pas l’air de plaisanter ! La vieille bête a tenté de fracasser la tête du docteur avec un pot de fleurs, mais l’autre l’a repoussé. Et le légiste a réitéré ses menaces. À mon avis, vous n’avez pas besoin de chercher loin l’assassin de mon ignoble patron !
Après avoir pris des notes, Higgins tint à explorer la demeure du défunt. Le lord n’avait-il pas dérobé et caché la momie ? Ce mince espoir fut déçu.
La nuit tombait, Higgins marchait d’un pas lent en réfléchissant à ce qu’il avait découvert. Indifférent à l’agitation londonienne et à la circulation intense des fiacres et des calèches, il se sentait pris au piège d’une affaire redoutable, relevant peut-être d’un secret d’État. En ce cas, il n’en sortirait pas vivant, sauf s’il prenait la fuite.
Mais le caractère de l’inspecteur excluait ce genre de comportement, indigne de ses ancêtres au courage éprouvé. Chez les Higgins, la recherche de la vérité était la première des valeurs, quelles que fussent les circonstances et les difficultés.
Peter Soulina, l’envoyé du gouvernement, était un fieffé menteur. À l’évidence, on l’avait choisi en fonction de ce médiocre talent. En impliquant Higgins dans cette fameuse chasse au conspirateur, inventé de toutes pièces, le haut fonctionnaire donnait à sa machination une allure convenable.
Première constatation : un lien d’une force incroyable unissait les trois victimes, à savoir la momie de Belzoni.
Un fiacre ralentit en s’approchant de l’inspecteur.
Armé d’un pistolet, un homme se pencha et tira. Vu le bruit des innombrables roues parcourant la grande artère, la détonation passa inaperçue.
Sûr d’avoir touché sa cible, l’exécuteur des basses œuvres donna l’ordre au cocher d’accélérer.
Un cireur de chaussures vit Higgins s’effondrer et se précipita vers lui.
— Monsieur, monsieur ! Vous avez eu un malaise ?
L’inspecteur se releva. La balle avait déchiré l’épaule gauche de son épaisse redingote, et il en serait quitte pour une belle égratignure.
— Merci, mon garçon, je vais bien… À l’exception de mes bottines. Votre intervention me paraît indispensable.
Le cireur s’empressa de redonner une allure convenable aux chaussures de ce gentleman qui doubla la somme habituelle.
Parmi les qualités exigées d’un enquêteur, la mémoire des physionomies. Higgins n’oubliait jamais un visage, même s’il ne l’avait aperçu qu’un instant. Et celui du tireur ne lui était pas inconnu. Il s’agissait d’un des membres de l’équipe du colonel Borrington.
L’un des militaires mis à sa disposition afin de retrouver le conspirateur Littlewood avait reçu l’ordre de l’abattre. Autant dire que l’inspecteur suivait une piste qui déplaisait fortement au gouvernement de Sa Majesté.